« Comment peut-on faire pour que les agriculteurs soient de nouveau dépendants de nous lorsqu’ils prennent leurs décisions ? » Cette question posée par un TC de l’agrodistribution en formation me brûle encore les oreilles. Et si seulement c’était la première fois…
C’est un révélateur puissant des changements que nous devons opérer (et vite !) au sein de certaines équipes terrain. La délégation de la prise de décision par les agriculteurs à leurs partenaires était très répandue et l’est encore. Seulement, depuis la fin des années 1990, les agriculteurs souhaitent de plus en plus être autonomes dans leur prise de décision. Ils recherchent en priorité la rentabilité de leur exploitation et sont tout à fait capables de trancher par eux-mêmes. L’avis de leurs partenaires n’est qu’une source d’information parmi d’autres. Et il va falloir s’y habituer.
Les agriculteurs souhaitent prendre leur destin en main
Alors quand on entend ce genre de question, on se dit qu’on n’est pas loin du syndrome de Nokia ou Kodac, d’entreprises leaders, mais prisonnières de leur modèle d’affaires, de leur passé, de leurs croyances. Les partenaires des agriculteurs sont-ils au courant que leurs attentes évoluent ?
Oui ! Nous vivons tous les jours cette mutation sur le terrain. Chaque jour, les agriculteurs ne cessent de nous répéter qu’ils souhaitent prendre leur destin entre leurs mains et décider par eux-mêmes. Leur désir croissant de comparer en est la meilleure preuve. Le contexte de marché et le renouvellement des générations sont deux facteurs majeurs qui poussent ces évolutions. Aujourd’hui, dans toutes les régions de France, quelles que soient les productions, au moins 55 % des potentiels sont détenus par des agriculteurs qui revendiquent leur autonomie dans leur prise de décision. Et c’est bien un minimum !
Le syndrome de « la grenouille dans l’eau bouillante »
Comme Kodac était parfaitement au courant du développement du numérique et Nokia de l’arrivée du smartphone, les entreprises du monde agricole savent très bien qu’il faut être compatible avec de nouvelles générations et de nouvelles typologies d’agriculteurs ! Alors pourquoi une telle question ?
La première raison, c’est le syndrome de la « grenouille dans l’eau bouillante ». Il paraît que si l’on jette une grenouille dans une casserole d’eau bouillante, elle en ressortira d’un bond. Par contre, si on la met dans une casserole d’eau à température ambiante et que l’on fait bouillir peu à peu, elle restera dans la casserole et mourra… Je ne sais pas si c’est vrai, mais ce qui est sûr, c’est que les gens ont tendance à s’habituer petit à petit à des choses qui les choqueraient probablement s’ils les voyaient d’un œil neuf. Dans nos organisations, posons-nous en toute sincérité la question de la compatibilité de ce que l’on fait avec les attentes profondes des agriculteurs. Nos offres, nos actions, nos organisations, nos équipes, nos démarches sont-elles ajustées ou figées dans un passé qui finit par nous encombrer ?
Comment transformer nos offres, nos équipes ?
La deuxième raison a été évoquée par le chercheur Clayton Christensen, qui a étudié la chute de Kodak : « Le modèle d’affaires détermine les opportunités que nous trouvons attrayantes, et celles que nous trouvons non attrayantes. En l’occurrence, celui de Kodak rendait la photo numérique non attrayante. » Et une chose est sûre : quand on a été habitué à travailler avec des agriculteurs qui délèguent en toute confiance leur prise de décision, rien de ce que l’on retrouve dans la relation avec un agriculteur autonome n’est attrayant ! Ils souhaitent stocker, fabriquer par eux-mêmes, partager, négocier, comparer, tester, aller directement sur les marchés, se former, être accompagnés de spécialistes dans chaque domaine… Mais comment transformons-nous alors nos sites ? nos usines ? nos offres ? nos politiques commerciales ? nos équipes de généralistes ?
Par quoi commencer ? Nous pouvons penser qu’il s’agit « simplement » (même si ça ne l’est pas) de changer nos offres, nos politiques commerciales, notre organisation, nos outils… Mais Nokia s’est effondré et pourtant, témoignait son PDG, « nous y avons cru tellement fort que nous avions créé une nouvelle unité qui se concentrait sur les smartphones et nous avons aussi investi beaucoup d’argent dans le développement et le marketing ».
« Nous devons miser sur l’humain »
En réalité, les premiers changements à réaliser sont bien plus forts et plus profonds, car ils touchent nos propres pensées et nos propres comportements. Il s’agit bien d’installer un nouveau mode de relation avec l’agriculteur. Une relation partenariale reposant sur l’autonomie de l’agriculteur. Mais pour cela, il faut commencer par accepter (vraiment !) cette recherche d’autonomie. Il ne s’agit pas que de mots. Un projet de stockage, par exemple : est-ce une menace pour nous et nos installations ? Ou un projet structurant voulu par notre client/adhérent et que l’on se doit d’accompagner ?
Il est facile de prendre la problématique par la question des moyens à faire évoluer. Mais, en réalité, nous devons faire évoluer nos mentalités pour impacter nos propres comportements.
Nous devons accompagner les projets de nos clients, ne jamais les freiner. Nous devons proposer, et surtout pas contraindre. Nous devons vouloir avancer, plutôt que de vouloir conserver. Nous devons avoir une expertise, et pas d’emprise. Nous devons devenir incontournables, mais pas indispensables.
L’eau de la casserole est en train de chauffer et pour nous adapter, nous ne devons pas être figés dans l’éternel « hier », ni obnubilés par « demain ». Nous devons être bien ancrés dans le présent, être pragmatiques et pleins de bon sens. Faire évoluer les mentalités prend plus de temps que de lancer une nouvelle offre ou un nouveau process. Il y a donc urgence.
Mais une chose est sûre, l’humain a toujours été au cœur de toute transformation majeure. Comme le faisait remarquer l’universitaire britannique Arthur Christopher Benson : « Très souvent, un changement de soi est plus nécessaire qu’un changement de décor. »